14 juin 2007

Une autre bonne du duc de Saint-Simon

Décidément, j'adore ce cher Duc!
Le chevalier de Coislin, frère du duc et du cardinal de ce nom.

C'était un très honnête homme de tout point, et brave, pauvre, et un homme fort extraordinaire, fort atrabilaire et fort incommode. On n'était pas toujours à l'abri de ses sorties qui mettaient ses frères au désespoir.
Un trait de lui le peindra tout d'un coup. Il était embarqué avec ses frères, et je ne sais plus quel quatrième, à un voyage du roi. Le duc était d'une politesse outrée, et tellement quelquefois qu'on en était désolé. Il complimentait donc sans fin les gens chez qui il se trouvait logé dans le voyage, et le chevalier ne sortait point d'impatience contre lui.
Il se trouva une bourgeoise d'esprit, de bon maintien et jolie, chez qui on les logea. Grandes civilités le soir, et le matin encore davantage. Monsieur d'Orléans, qui n'était pas lors cardinal, pressait son frère de partir; le chevalier tempêtait; le duc complimentait toujours. Le chevalier qui connaissait son frère et qui comptait que ce ne serait pas sitôt fait, voulut se dépiquer et se vengea bien. Quand ils eurent fait trois ou quatre lieues, le voilà à parler de la belle hôtesse et de tous les compliments, puis se prenant à rire, il dit à la carrossée que malgré toutes les civilités sans fin de son frère, il avait lieu de croire qu'elle n'aurait pas été longtemps fort contente de lui.
Voilà le duc en inquiétude, qui ne peut imaginer pour­quoi, et qui questionne son frère: «Le voulez-vous savoir? lui dit brusquement le chevalier; c'est que, poussé à bout de vos compliments, je suis monté dans la chambre où vous avez couché, j'y ai poussé une grosse selle tout au beau milieu sur le plancher, et la belle hôtesse ne doute pas à l'heure qu'il est que ce présent ne lui ait été laissé par vous avec toutes vos belles politesses.» Voilà les deux autres à rire de bon cœur, et le duc en furie, qui veut prendre le cheval d'un de ses gens, et retourner à la couchée déceler le vilain, et se distiller en honte et en excuses. Il pleuvait fort, et ils eurent toutes les peines du monde à l’en empêcher, et bien plus encore à les raccommoder. Ils le contèrent le soir à leurs amis, et ce fut une des bonnes aventures du voyage. A qui les a connus, il n'y a peut-être rien de si plaisant.


Mémoires du duc de Saint-Simon, publié chez 10/18 en 1974.

3 commentaires:

  1. Te voilà donc ! je te croyais perdue dans les moors en compagnie de Charotte ;-)

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  2. Oui, je suis toujours dans la campagne anglaise chez M. Rochester, avec cette chère Jane, mais il m'arrive de faire un petit saut bref à Versailles!

    Jane Eyre est passionnant, mais tu avais raison dans ton autre commentaire, l'anglais du XIXe siècle demande un certain effort et surtout du temps! J'en suis à la moitié environ. C'est pourquoi j'ai pensé mettre cet extrait de Saint-Simon, histoire de ne pas perdre contact avec mes nombreux lecteurs! ;-)

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  3. > l'anglais du XIXe siècle
    > demande un certain effort
    Imagine ; il semblerait que c'est même un effort pour les anglais d'aujourd'hui...

    C'est un peu la même chose avec Chateaubriand et ses "Mémoires d'outre-tombe" (mon livre de chevet): ce n'est plus toujours facile à lire (surtout pour les français car étrangement, Chateaubriand est proche des québécois de ma génération dans les expressions et "tournures" de phrases).

    Bref, heureux de te savoir de retour ;-)

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