04 janvier 2010

Si c'est un homme

Vu son sujet, les mémoires d'un prisonnier italien juif survivant d'Auschwitz, je pensais que ce livre serait une lecture très pénible. Mais heureusement, Levi nous raconte la vie au camp de concentration d'une façon très factuelle, presque scientifique, avec parfois même une touche d'humour. Et la curiosité scientifique se joint à la compassion qu'on ressent pour ces pauvres êtres, car le camp devient un extraordinaire laboratoire d'étude de la nature humaine (je sais que cela a l'air terriblement froid et cynique de dire cela, mais c'est Levi qui le dit, c'est pourquoi je me permets de le répéter). De plus, on sent qu'il a avant tout voulu porter un témoignage, et non inspirer la pitié ou attiser la haine.

Naïvement, je croyais que les opprimés auraient naturellement tendance à s'allier contre l'oppresseur. Mais non, il semble que lorsque cela devient une question de survie, l'instinct prend le dessus, sauf exception c'est vraiment chacun pour soi et les notions mêmes de Bien et de Mal n'ont plus de sens. Il s'installe entre les prisonniers une étrange hiérarchie basée sur la date d'arrivée, la nationalité (des informations que les prisonniers savent décoder des matricules tatoués sur leur avant-bras!) et les chances de survie (aptitudes physiques, ruse, connaissance d'un métier utile aux Allemands), et le vol devient si courant qu'il faut garder sur soi toutes ses maigres possessions (gamelle, cuiller, ses souliers la nuit, etc). Dans ce contexte, une simple conversation entre deux prisonniers sur la poésie de Dante devient presque surréaliste et fait office de bouée de sauvetage dans ce monde déshumanisant. Et l'éclosion d'une amitié dans cet enfer prend l'allure d'une victoire de l'Humanité.

Un passage marquant:

«Depuis ce jour-là, j'ai pensé bien des fois et de bien des façons au Doktor Pannwitz. (...) Car son regard ne fut pas celui d'un homme à un autre homme; et si je pouvais expliquer à fond la nature de ce regard, échangé comme à travers la vitre d'un aquarium entre deux êtres appartenant à deux mondes différents, j'aurais expliqué du même coup l'essence de la grande folie du Troisième Reich. (p.113)

Je l'avoue, je ne lis pas toujours les appendices et autres postfaces, mais celui inséré dans cette édition Pocket est vraiment intéressant. Levi y répond aux questions qu'on lui posait le plus souvent lors de ses conférences: êtes-vous retournés à Auschwitz après la guerre, pourquoi les prisonniers ne se rebellaient-ils pas, éprouvez-vous de la haine pour le peuple allemand, etc.


En complément de programme, j'ai lu la très intéressante plaquette d'une soixantaine de pages Conversations avec Primo Levi de l'écrivain italien Ferdinando Camon. Ces entretiens sont regroupés par thèmes (l'Allemagne, le judaïsme, Israël, les camps de concentrations russes, etc) et apportent des réflexions passionnantes sur ces sujets.


Pour les billets des autres membres du club de lecture, suivez les liens chez l'une de nos deux chouettes organisatrices, Sylire.

Si c'est un homme de Primo Levi, traduit de l'italien, éditions Julliard (Pocket), 1987, 214 p. La version originale, Se questo è un uomo, date de 1958.
Conversations avec Primo Levi de Ferdinando Camon, traduit de l'italien, Gallimard, 1991, 68 p. La version originale, Conversazione con Primo Levi, date de 1987.

10 commentaires:

  1. J'ai eu peur de ce livre, c'est pour cette raison que je ne l'ai pas lu... et puis la guerre... je suis saturée par le sujet malheureusement!

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  2. Je comprends ce que dit Jules juste avant moi, mais ce livre est différents des autres sur le même sujet et moins lourd que tu le soulignes (je l'ai signalé aussi dans mon billet). C'est vraiment un témoignage extraordinaire.

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  3. J'enlève le S à différent et surtout je corrige la première phrase : je voulais dire "comme tu le souligne" !

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  4. C'est un témoignage exceptionnel. Ce qui fait le plus mal c'est effectivement plus aucune solidarité n'existe lorsque la mort approche...

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  5. Pour moi, il figure parmi la liste des livres à lire au moins une fois dans sa vie...
    D'ailleurs, pour la petite histoire, je l'ai la première fois lorsque j'étais en première. En terminale, au moment de passer mon épreuve "d'histoire/géo" au baccaléuréat, l'épreuve mineure "histoire" était un cours extrait de ce livre. Du coup, les questions étaient "fingers in ze nose". J'ai pu palabrer autant que j'ai pu :)

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  6. Jules: J'ai longtemps hésité moi aussi, mais finalement c'est beaucoup moins pénible que je pensais, beaucoup moins que de nombreux romans sur le sujet, et pourtant c'est une histoire vraie! Je suis vraiment contente de l'avoir lu.

    Sylire: Tout à fait d'accord!

    Marie: Oui, c'est ce que j'ai trouvé le plus dur moi aussi.

    Acro: J'aurais bien aimé qu'on nous fasse lire des livres aussi intéressants à l'école!

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  7. C'est un livre très facile à lire malgré le sujet et j'ai eu là une belle surprise car, auparavant, j'avais un peu un a priori contre une lecture trop dure.

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  8. J’ai lu ce livre il y a deux ou trois ans et le souvenir le plus vif qui m’en est resté est justement le passage marquant que tu relèves, Grominou (ainsi que le « stinkjude » des belles jeunes filles allemandes de la page 223, qui travaillent au laboratoire et qui regardent les prisonniers avec dégoût). Il me semble que c’est le plus difficile à comprendre dans le nazisme : comment peut-on en venir à regarder un autre humain comme s’il n’était plus un être humain mais une choses envers laquelle on se sent libre de faire ce qu’on veut, incluant les pires horreurs.

    Depuis que j’ai vu « Nuit et brouillard », à l’adolescence, je me suis beaucoup interrogé sur le nazisme. Un autre excellent livre sur le sujet est « Le pianiste », qui ne traite pas des camps mais de la vie dans le ghetto de Varsovie. Contrairement à la plupart des livres sur ce sujet, il a été écrit tout de suite après la guerre, alors que l’auteur avait un souvenir frais des événements, ce qui ajoute beaucoup de force au récit. (Mais bon, j’imagine que tout le monde a vu le film…)

    Éloi Paré
    Blogue - En l'an 2+++

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  9. Éloi: J'ai vu le film effectivement, mais je ne savais pas qu'il s'agissait d'une histoire vraie! Du coup j'ai vraiment envie de lire le livre!

    «Regarder un autre humain comme s’il n’était plus un être humain» -- j'imagine que c'est la seule façon de tenter de commencer à comprendre comment une telle chose a pu se produire, ainsi que les autres génocides de l'Histoire! Mais Primo Levi dit bien(je ne me souviens pas si c'est dans Si c'est un homme ou dans les entretiens) qu'on ne peut pas comprendre l'incompréhensible...

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