La première phrase de Belle du Seigneur d'Albert Cohen est à mon avis digne de figurer au palmarès des meilleures premières phrases de roman de la littérature: «Descendu de cheval, il allait le long des noisetiers et des églantiers, suivi des deux chevaux que le valet d'écurie tenait par les rênes, allait dans les craquements du silence, torse nu sous le soleil de midi, allait et souriait, étrange et princier, sûr d'une victoire.» Quel rythme!
Si j'ai été happée par cette entrée en matière, j'ai eu quelques hésitations par la suite. Les deux personnages principaux m'ont semblé tellement immatures au début du roman, de vrais ados attardés! Ariane avec ses divagations charmantes et amusantes, certes, mais qui auraient été plus à leur place dans la bouche d'une fillette de douze ans, et Solal qui se déguise en vieillard hideux pour tenter de séduire la belle, et qui lui crache presque au visage de dépit parce qu'elle ne lui tombe pas dans les bras, l'accusant de n'être attirée que par la beauté et la force virile! D'ailleurs lorsque plus loin elle lui fait remarquer son hypocrisie, lui-même l'ayant remarquée à cause de son apparence, il s'en tire par une entourloupette.
En fait, ce sont d'abord les personnages secondaires qui m'ont accrochée: Adrien, le mari, petit fonctionnaire procrastinateur (je sais, cet adjectif n'existe pas, je l'invente et vous l'offre) et ambitieux, sa mère petite-bourgeoise médiocre et snobinarde, son père doux et zézayant, Mariette la vieille domestique et surtout les cinq oncles juifs excentriques de Solal, au langage alambiqué, pour qui le téléphone est «l'engin porteur des voix humaines» et un taxi un «carrosse mobile à vapeur intérieure, se mouvant seul mais payant et à horloge augmentante»! Ces derniers personnages sont d'ailleurs récurrents dans l’œuvre de Cohen, semble-t-il.
Il y a bien quelques longueurs ici et là, notamment une trentaine de pages sans queue ni tête sur les grandeurs et misères du peuple juif, mais je me suis prise au jeu et j'ai voulu savoir comment allait finir cette histoire d'amour fou, de passion absolue, où les amants sont tout l'un pour l'autre et ne peuvent laisser paraître le moindre défaut, la moindre faiblesse, la moindre humanité. Le «ils vécurent heureux jusqu'à la fin des temps» des contes de fées est-il possible? En trame de fond, l'inadéquate Société des Nations et la montée de l'antisémitisme en Europe dans les années trente.
L'écriture est élégante et très rythmée. J'ai particulièrement aimé les passages où l'on entre dans la tête des différents personnages pour suivre leurs pensées désordonnées, où souvent l'autocensure révèle plus que les mots, en de longs paragraphes presque sans ponctuation, sautant du coq-à-l'âne, d'une grande originalité pour l'époque. Telles phrases semblent d'abord incompréhensibles, ce n'est que plus tard qu'elles s'éclaireront. D'ailleurs il aurait été intéressant de relire le roman pour mieux saisir toutes les allusions, mais à plus de huit cents pages, on y pense deux fois... Certaines expressions un peu démodées sont tout à fait charmantes. Quel homme de nos jours oserait parler du syndrome prémenstruel comme de «l'arrivée du dragon féminin»? (J'espère que Gropitou ne lira pas ce billet, sinon il va me la ressortir chaque mois, celle-là!)
Bref, je conclus mon défi Blog-o-trésors par une très belle découverte. Hé oui, c'était déjà mon quatrième titre tiré de la Méga-liste! Bilan plus que positif puisqu'un seul a été un peu décevant. Ça ne s'arrête pas là puisque plusieurs autres trésors se trouvent déjà dans ma PAL... Ont lu et commenté ce très beau roman: Lucile, Kalistina (qui s'est ennuyée), Sylvie, Thom (qui l'a piqué à la bibliothèque, c'est très vilain), Romanza...
Belle du Seigneur d'Albert Cohen, publié chez Gallimard en 1968. 845 p.