C'est l'histoire d'un jeune Allemand qui va rendre visite à son cousin dans un sanatorium alpestre quelques années avant la Première Guerre mondiale. Cet endroit semble exercer un étrange pouvoir sur ses habitants, tant par la beauté de ses paysages que par son confort et par l'ambiance qui y règne, et ce qui devait être une courte visite de trois semaines se prolongera beaucoup plus longtemps...
Débarrassons-nous d'abord de mon seul bémol. Il y a deux personnages secondaires qui ont entre eux et avec notre héros des discussions inteeeerrminables sur des sujets hautement intellectuels et théoriques comme le Progrès, l'Humanisme, l'Anarchie, la Religion, etc. Avec beaucoup de majuscules. J'avoue que vers la fin je les lisais presque en diagonale, sans trop essayer de retenir quoi que ce soit. Ces scènes ont leur importance car elles font évoluer le jeune homme, mais elles auraient eu avantage à être un peu plus courtes et surtout moins abstraites. C'est là je trouve le seul point qui fait que ce roman a peut-être mal vieilli, et pour ma part c'est ce qui l'a empêché de se voir décerner le titre de «coup de coeur».
En effet, si l'on oublie ces passages, j'ai vraiment tout aimé: les personnages, certains loufoques, d'autres au destin dramatique, l'atmosphère merveilleusement bien décrite du sanatorium et de la montagne elle-même, montagne où dirait-on les lois de la physique ne sont pas les même qu'ailleurs, où l'air est différent, où le temps, surtout, ne s'écoule pas comme ailleurs, comme «en bas, dans le pays plat»...
J'ai beaucoup apprécié le style d'écriture de Thomas Mann (et chapeau au traducteur Maurice Betz). Il pratique de main de maître l'art de l'euphémisme («s'insérer un corps étranger» au lieu de «se tirer une balle dans la tête»!) et possède un vocabulaire d'une précision inouïe. Pourquoi ne s'exprime-t-on plus ainsi? Il m'a donné le goût de réhabiliter certaines expressions et j'ai fait hausser quelques sourcils au bureau avec un «de guingois» du meilleur effet.
Il fait montre également d'un humour assez particulier, sachant nous surprendre au détour d'un paragraphe plus sérieux. Par exemple, lorsqu'un patient se plaint d'être obsédé par une femme qui l'ignore (femme dont notre héros est également amoureux), en route pour aller chercher un autre voyageur dans la carriole qui les mène en excursion:
«Mais l’affaire la plus haute, la plus importante et la plus effroyablement secrète de notre chair et de notre âme, vous le voyez, c’est en même temps la chose la plus populaire, tout le monde s’y entend et peut se moquer de celui que cela tient et pour qui le jour est une torture de volupté, la nuit un enfer de honte. Castorp, mon cher Castorp, laissez-moi gémir un peu, car songez un peu à mes nuits ! Chaque nuit je rêve d’elle, hélas, que ne rêvé-je pas, la gorge et le creux de l’estomac m’en brûlent lorsque j’y pense. Et cela finit toujours par des gifles, elle me donne des gifles ou me crache en pleine figure, le visage de son âme convulsé par le dégoût, elle crache sur moi et à ce moment je m’éveille, baigné de sueur, de honte et de plaisir…
– Allons, Wehsal, vous allez tâcher de vous taire, à présent, et de tenir votre langue jusqu’à ce que nous soyons arrivés chez l’épicier et que quelqu’un monte avec nous. Voilà ce que je propose et voilà ce que je vous ordonne. Je ne veux pas vous blesser et je vous accorde que vous êtes dans de vilains draps, mais on raconte dans notre pays l’histoire d’un quidam qui fut puni de la manière suivante : en parlant il lui sortait des serpents et des crapauds de la bouche, à chaque mot un serpent ou un crapaud. L’histoire ne dit pas comment il s’est tiré d’embarras, mais j’ai toujours supposé qu’il avait dû finir par la fermer.»
J'ai aussi retrouvé certains détails oubliés, comme le geste de découper les feuillets d'un livre -- mon grand-père encore possédait de ces vieilles éditions: «Durant des heures Joachim entendait dans la loge de son cousin le bruit du coupe-papier qui sépare les feuillets brochés.» Il est fascinant de voir que certaines choses sont restées les mêmes après plus de cent ans (les chocolats Lindt!) alors que d'autres notions nous semblent maintenant ridicules: ainsi, notre jeune Hans consulte un manuel d'anthropologie où il apprend que les hommes des cavernes possédaient un troisième oeil en haut du front!
En gros, un vrai délice, si l'on se permet de survoler, comme je vous le recommande, les passages qui nous intéressent moins!
La Montagne magique de Thomas Mann, traduit de l'allemand, 1924, 915 p. Titre de la version originale: Der Zauberger. (La couverture illustrée ne correspond pas à l'édition que j'ai lue.)