« Oscar, aujourd'hui, je commence à garder. J'ai besoin de toi. Je suis sûr que nous pouvons briller tous les deux. »
Selon ce que j'ai observé, le travail du chien de berger est de faire déplacer le troupeau en lui faisant un peu peur, mais pas trop. Si la limite du pré à brouter est dépassée par dix, le bon chien s'avance d'un pas ou deux, suffisant pour les dissuader. S'ils sont cent, il avance et marque la ligne en grondant, ce qui fonctionne aussi en général. S'ils sont plus, il peut mordre quelques jarrets, et normalement tout rentre dans l'ordre. Si on pousse le troupeau du point A au point B, le chien, quand des moutons sortent de la trajectoire, charge le long de celle-ci, leur fait peur, si bien qu'ils s'y resserrent. Un bon chien est le bras du berger, qui pointe les dissidents, dit : « là, ramasse, charge et reviens. » Oscar comprend le principe de base, mais ne performe pas très bien.
La première demi-heure du quart de garde est à peine écoulée, qu'une douzaine de rebelles pointent leurs sabots dans l'herbe interdite, pour mon plus grand plaisir, car je vais intervenir.
« Oscar, avance! Avance! »
Oscar avance avec enthousiasme, trop d'enthousiasme. Non seulement il charge la douzaine de fautives, mais il traverse la frontière à garder pour charger de l'autre côté, avec zèle et dans tous les sens, perturbant des centaines d'ovins qui broutaient dans le droit chemin, brisant le raclage méticuleux et calme mis en place avec patience par le vieux Baptiste. Je hurle.
« Oscarrrrrrrrrrr, au piiiiied, stoooop, stoooop... »
Oscar n'a plus le contrôle de lui-même, et quand il finit par entendre mes hurlements, ils sont tellement gutturaux qu'il fuit, habitué qu'il est d'être battu chaque fois qu'il fait une connerie. Il se sauve se cacher dans un endroit introuvable, et je me retrouve seul devant le no man’s land. L'adrénaline monte.
Il y a une forte charge d'anxiété dans la voix qui appelle, un quart d'heure durant: « Oscar, au pied... Au pied... Je ne te bats pas, moi, Oscar... Au pied... »
Suffisamment d'anxiété pour que les ovins indociles flairent la faille et tentent à nouveau une percée. Sans chien, c'est un exercice cardiovasculaire violent d'une demi-heure qui s'enclenche, à grand renfort de coups de bâton au sol et de dandinements théâtraux. Sitôt vingt opposants repoussés, sitôt vingt autres se relaient pour manger le gazon prohibé, mettant en oeuvre une intelligence du troupeau que je sous-estimais. Haletant, courant en demi-cercles, intimidant, je suis trempé et à bout de souffle quand Oscar ressurgit dans le lointain, courant héroiquement me porter secours.
Dès son retour au pied, le manège de la rotation cesse. Le troupeau a visiblement pratiqué Sun-Tzu.
Se produit alors un miracle, un miracle que je soupçonnais inhérent au métier, mais que je vis pour la première fois, un miracle que je rêvais et qui me tombe dessus comme une providence: les frontières et leur imperméabilité étant bien testées et établies, l'appétit l'emporte sur la masse moutonneuse, qui broute avec lenteur et calme, une lenteur telle qu'il ne reste qu'à l'observer, attendri, longuement, mollement, jusqu'au point où le temps se suspend.
Le temps est suspendu. On broute. Le temps est suspendu. On broute. Le temps est suspendu, suspendu, suspendu... suspendu...