Au Xe siècle, par exemple, le grand vizir de Perse,
Abdul Kassem Isma'il, afin de ne pas se séparer durant ses voyages de sa collection de cent dix-sept mille volumes, faisait transporter ceux-ci par une caravane de quatre cents chameaux entraînés à marcher en ordre alphabétique.
C'est ce genre d'anecdotes savoureuses qu'on retrouve à toutes les pages de ce formidable essai. Plus qu'une Histoire, il s'agit en fait d'un rassemblement de faits, de réflexions et de souvenirs sur la lecture, classés non par ordre chronologique mais par thèmes (l'apprentissage de la lecture, la forme du livre, etc). Certains chapitres sont un peu plus hermétiques et demandent de la concentration (
Métaphores de la lecture: le monde est un livre, le livre est un monde, un auteur est un lecteur, un lecteur est un auteur...) mais en général cela se lit comme un roman, et avec le plaisir immense d'être inclus dans une confrérie datant de plusieurs millénaires, en compagnie de Ptolémée, fondateur de la bibliothèque d'Alexandrie, de Colette, de Saint Augustin, de Dickens et de millions de lecteurs à travers les âges.
Saviez-vous par exemple qu'anciennement il était plus courant de lire à haute voix, même lorsqu'on lisait pour soi-même? Lire «dans sa tête» demandait un effort, et ce n'est qu'au cours des siècles que cette habileté, qui fait appel à une partie différente du cerveau, se développa.
Pour quelqu'un dont l'activité préférée est lire, lire un livre sur la lecture est un plaisir doublé. Et lorsqu'en plus l'objet lui-même est magnifique, avec ce format allongé typique aux éditions Actes Sud et cette superbe couverture, hé bien! c'est le bonheur total.
Comme j'ai beaucoup râlé sur les traductions ces derniers temps (notamment
ici et
là), je m'en voudrais de passer sous silence celle-ci, excellente, de Christine Le Boeuf, traductrice également de Paul Auster et de Siri Hustvedt. Il y a d'ailleurs un intéressant chapitre sur la traduction. Donc on lit un livre sur la lecture, et Mme Le Boeuf a traduit un chapitre sur la traduction. Tout est dans tout (bien prononcer avec l'accent québécois). Paradoxalement, Manguel nous y donne le goût d'apprendre l'allemand pour pouvoir apprécier la traduction de Rainer Maria Rilke des sonnets de Louise Labé, une poétesse française du XVIe siècle.
Selon Manguel, un traducteur de talent peut aller jusqu'à enrichir l'original, lui donner plus de profondeurs. À titre d'exemple, il nous raconte les l'histoire des traductions successives de la Bible (sûrement le livre le plus traduit au monde!) pour démontrer comment un texte peut être appauvri ou élevé au rang de chef d'oeuvre. Ainsi, dans la version anglaise dite «des évêques», le psaume XXIII donne une impression un peu balourde:
God is my sheperd, therefore I can lose nothing;
He will cause me to repose myself in pastures full of grass,
and he will lead me unto calm waters.
Alors que celle, subséquente, dite «du roi Jacques» est un vrai poème:
The Lord is my Sheperd; I shall not want.
He maketh me to lie down in green pastures;
He leadeth me beside the still waters.
Synchronicité, alors que je viens d'apporter ma modeste et maladroite contribution à la
Banned Books Week (
ici et
là), on retrouve un chapitre poignant sur les
Lectures interdites: autodafés, censure, esclaves noirs apprenant à lire en cachette... Ces derniers ont parfois payé de leur vie leur désir de faire partie de la confrérie des lecteurs.
L'avis de
Louis, celui de
Cuné.
Une Histoire de la lecture d'Alberto Manguel, publié chez Actes Sud/Leméac en 1998. 428 p incluant les notes, index, etc. La version originale en anglais, A History of Reading date de 1996. (Comme l'auteur est citoyen canadien depuis 20 ans, je classe ce bouquin dans la catégorie Canada, mais notons qu'il est né en Argentine et a vécu en Italie, en France, en Angleterre et à Tahiti avant de s'établir ici.)